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Joris Mathieu / Cie Haut et Court
Théâtre

Joris Mathieu / Cie Haut et Court

Frères Sorcières

« Tout commence comme un jeu : vivre une nuit de plus »

Dans Frères sorcières, Joris Mathieu s’empare d’un texte inédit de Volodine et nous propose une expérience sensible aux frontières de l’invisible. Loin du positivisme ambiant, le spectacle interpelle nos identités numériques et nous invite à faire corps et communauté avec les mondes tus. Dans une proposition mêlant onirisme et réflexion politique, il invite à résister au désir d’endormissement qui menace l’homme « post-exotique ».

Distribution
Distribution :
Texte inédit d’Antoine Volodine

Adaptation et mise en scène Joris Mathieu
Dispositif scénographique et lumière Nicolas Boudier

Composition musicale Nicolas Thévenet

Interprètes Philippe Chareyron, Vincent Hermano, Remi Rauzier, Marion Talotti, en cours

Création Images Loïc Bontems, Siegfried Marque

Equipe technique de création (permanents municipaux) Jean-Michel Gardiès, Jean-Yves Petit, Thierry Ramain, Mathieu Vallet, Grégory Wronski
Autour du spectacle
Fabrique de l'art :
Samedi 10 février 2018 de 10h30 à 12h30 - 13h30 à 17h / 8€
Mentions
Production :
Théâtre Nouvelle Génération - Centre dramatique national de Lyon

Coproduction :
le lieu unique - Scène Nationale de Nantes

Crédit photo :
© Icinori / ©Nicolas Boudier

 

La littérature de science-fiction (depuis Gibson, Sterling) est riche en univers qui mélangent le réel et le virtuel, cela fait-il écho à votre démarche ?

C’est un parallèle fécond car on retrouve un fonctionnement presque similaire chez Volodine, sauf que chez Volodine, tout reste hyperréel. Il ne se projette pas de manière science-fictionnelle, n’établit pas de lien direct avec nos cultures cyber. Cela reste quand même relié par la question spirituelle de la communication des êtres à distance, celle de la fabrication d’une communauté qui vivrait dans un monde flottant. Chez Volodine, les êtres restent dans une situation très concrète et vivent dans un enfermement carcéral : on pense à des prisonniers politiques, ou à des gens enfermés entre la mort et la vie et qui ne seraient pas pleinement conscients de leur état, et se projetteraient dans des rêves communs. On retrouve cette structure dans les rites de tribus amérindiennes - sachant que Volodine, quant à lui, se réfère explicitement à la spiritualité du Bardo* et à son cycle de vie ininterrompue.

On pense aussi au bouddhisme, aux cycles de réincarnation, au samsara ?

Volodine n’en parle pas. Tout reste bien ancré dans une réalité politique : dans le cycle des échecs successifs du projet politique et la construction de ce monde qui est défini comme « post-exotique », reflet d’un modèle politique et social dont on ne parviendrait jamais vraiment à sortir, mais aussi dans la poursuite permanente d’un monde égalitaire et perdu, qui ne parviendrait pas à apparaître, et dont la quête n’aboutirait qu’à la dislocation et à la dispersion. Des êtres à la surface du monde, sans vraie possibilité de faire communauté.

Cette dimension d’échec se double d’une dynamique plus constructive : l’invitation à passer, glisser d’un imaginaire (ou d’un dispositif) à un autre ?

Ce qui finalement intéresse Volodine dans la structure bardique* est l’état de semi-conscience. Cela a été très important pour nous dans l’adaptation des deux précédents textes de Volodine, et c’est ce que l’on retrouvera dans Frères sorcières. Dans le rite bardique, l’on continue à murmurer un récit permanent à l’oreille de l’agonisant entre conscience et inconscience, pour l’accompagner et pour qu’il soit en capacité de ne jamais sombrer. La voix le maintient relié au monde des vivants et l’empêche de se laisser prendre au piège de cet onirisme. Il est ainsi en capacité ne pas sombrer, ramené au calme, guidé, accompagné. On retrouve cette structure-là dans Frères sorcières : une voix permanente à laquelle se raccrocher, comme un murmure à l’oreille. C’est l’expérience vécue par l’être enfermé dans son couloir, qui doit affronter des visions, des fantasmes, des choses non résolues de son vivant, plus réelles que le réel - et par rapport auxquelles il faut trouver une distance pour ne pas y rester enfermé. Le transfuge d’un corps à l’autre est une manière de fuir de corps en corps et d’échapper aux pièges au moment de son agonie. Le rapport au deuil est très présent dans la littérature de Volodine et dans notre travail. Nous interrogeons le rapport que l’on entretient avec notre propre disparition et plus largement avec la disparation de la civilisation ; notre incapacité à faire le deuil. C’est quelque chose de très propre à l’homme qui cherche toujours à repousser les limites de sa finitude.

IB - Le texte se présente comme une succession de pertes, de mues.

JM - J’ai réadapté la forme d’écriture pour une oralisation. Dans le texte original, il n’y a pas de sauts ni d’alinéas ; le texte est constitué d’une seule et même phrase, un seul souffle sans un seul point. On est dans un fil continu de page en page. Ce qui rend les choses beaucoup plus denses encore. J’ai choisi d’en faciliter la lecture muette parce qu’il y a, ce qui est très beau, quelque chose de très harassant dans la forme brute du texte qui se donne comme compact, monumental, un peu effrayant et submergeant à la fois : un espace où l’on est perdu nous même au fil de la lecture. J’ai cherché à ramener quelque chose d’un peu rassurant dans l’adaptation. L’épreuve fait partie de l’expérience littéraire, et doit être présente dans l’expérience spectaculaire. Le fait de surmonter quelque chose, de vivre une nuit de plus, de survivre à la mort, de réussir à ne pas sombrer dans le sommeil. C’est l’enjeu majeur de la traversée du Bardo et l’enjeu humain. Ne pas fermer les yeux et ne pas se laisser endormir par le discours politique, ni par la dépression, ni par la fatigue, et résister au divertissement spectaculaire. Cela passe par des effets sensoriels que l’on travaille depuis des années. Développer un onirisme au plateau qui peut être subjuguant va de pair avec apprendre à se méfier de ce qui peut être subjuguant au théâtre. Il faut rester capable de faire des allers-retours entre le lâcher-prise, l’hypnose, le moment où nos rêves vont surgir ET la reprise de contrôle. C’est comme cela que l’on peut explorer la réalité.

La frontière entre utopie et dystopie semble très ténue. Comment résister au « monde sans sommeil » ?

Je pense que l’univers de Volodine se situe sur cette frontière indistincte, où l’on ne distingue plus utopie et dystopie.

Cela pourrait être une pièce sans acteurs, comment avez-vous travaillé la distribution ?

Le texte d’origine est écrit d’une seule voix. Pour citer Volodine (Des Anges Mineurs, que nous avons adapté) : « Quand je dis « je », je pense à nous ». Lui a plusieurs hétéronymes, dont il n’est que le véhicule ou le représentant. « Je » est une foule. On a toujours ce rapport frontière entre le je-multiple et le porte-parole d’une communauté réduite au silence. Dans ce monologue, outre les passages réguliers d’un corps à un autre et les changements d’identité charnelle, il existe un continuum de l’être. J’ai trouvé intéressant de considérer que l’on était face à une seule figure aux incarnations multiples. En scène, on assiste aux passages d’un corps à un autre. Charnellement, le personnage est interprété par des corps différents. La distribution est en cours mais l’on retrouvera les comédiens historiques de la compagnie, ceux qui l’ont fondée avec moi et qui participent en permanence à l’écriture des projets. Ce n’est pas une pièce sans acteur. J’ai envie de revenir à quelque chose de charnel où le rapport au corps est incertain. Cet être est libre, conscient de son état, ce qui est très rare dans la littérature de Volodine. Normalement ils sont plongés dans un état d’errance sans en avoir la conscience, alors que cette figure-là EST consciente. Elle décide de disparaître et d’emprunter d’autres corps, ce qui en fait un personnage dangereux et manipulateur, presque une figure du mal. Un personnage qui se détermine, cherche des corps, fuit des réalités et s’en débarrasse quand cela ne l’intéresse plus.

Cela m’évoque une figure du mal « numérique » : une figure amorale qui manipulerait plusieurs identités numériques pour susciter l’anomie, le désordre total.

On peut faire ce parallèle. Dans l’esthétique que l’on a développée, on est à mi-chemin entre effets de réel et désintégration-génération des corps sous les yeux des spectateurs. Je songe à la position d’attente et de prostration de cet être pour provoquer sa propre disparition avant de se glisser dans un corps de passage… pour se réincarner ailleurs. La figure du corps numérique ou des avatars me parle : je pense que l’on peut percevoir le début de ce récit comme un jeu. Pour traverser le temps, pour vaincre la difficulté de se avoir immortel, un jeu se met en place dans lequel la vie des autres ne compte pas. La violence et la manipulation sont alors possibles car tout n’est qu’un jeu sans fin sans conséquences. L’histoire démarre ainsi. Mais il y a un virage très important dans ce long poème : après avoir été une figure incarnant le mal et commettant les pires exactions (s’en prenant aux corps des femmes et de ses propres filles, cet homme aux descendances multiples ne développant aucune responsabilités car rien n’a de valeur et de sens dans ce grand panthéisme), il se glisse dans le corps de sa propre fille avec laquelle il était en train de se battre. On retrouve ces enjeux du combat merveilleux, fantasmé, dans les jeux vidéos. Lorsqu’il se retrouve dans le corps de sa propre fille, il y a un retour à l’état de conscience. Il commence à subir lui-même, dans ce corps de femme, les violences qu’il a lui-même causées en tant qu’hommes s’en prenant à des femmes. On rentre dans quelque chose de très cru et direct, qui conserve toutefois l’onirisme, et qui nous ramène à la valeur de l’être, à travers la violence subie. Tout commence comme un jeu, mais l’état de conscience revient.

Comment travaillez-vous sur la voix, le son, les états de l’acteur - puisque le sensible devient politique?

Nous faisons confiance au texte transmis par Volodine, comme une croyance magique au hasard et aux coïncidences qui vont se produire. Je parlerais de traduction scénique. Comment traduire cette littérature en volume ? Avec Nicolas Boudier, on travaille sur l’idée d’un espace central, matriciel, lieu de la mise en commun des rêves et de leurs résonnances. Cet espace est entouré d’antichambres où les solitudes sont enfermées, réduites à leur expression directe. Comment peut-on se donner rendez-vous dans un rêve ? L’usage de principes d’illusions d’optiques, de pepper ghosts (que l’on a déjà employés) est indissociable de notre relation à la littérature de Volodine. La question de la disparition et de la réincarnation est rendue possible par ce dispositif, qui permet de troubler les sens du spectateur. La dimension musicale se construit en carte avec Nicolas Thevenet avec qui je travaille depuis 20 ans, et qui produit une dramaturgie musicale qui, souvent, se situe en amont du travail en plateau et vient nourrir les présences des acteurs sur la scène.

Comment se passe le travail avec les comédiens ?

Il y a deux statuts d’interprète pour l’instant. L’espace de la fiction que l’on vit et que l’on entend ne sont pas toujours en cohésion. Il y a dissociation entre l’image et la situation, ce qui doit permettre au spectateur de se constituer sa propre image, à partir de cette double sollicitation qui n’est pas toujours en cohérence. Le travail de dissociation a à voir avec le rituel de la transe : l’abandon de quelque chose ; la production d’un état par le flux de la parole permanente ou par l’abandon délibéré à un rituel. Le flux ne doit jamais s’interrompre et permettre de glisser d’une voix à l’autre. Les voix ne correspondent pas aux corps. Les états de corps sont flottants, dans des corps oscillants, scintillants, entre dégradation et incarnation de la chair… La voix cherche une correspondance avec l’enveloppe charnelle en train de se fabriquer. Les comédiens ont à se passer le relai, dans ce flux ininterrompu.

Avez-vous modifié le texte ?

On ne conserva pas l’intégralité du texte, en accord avec Volodine. On est passé par plusieurs stades. Mon désir premier était de produire une performance qui durerait toute la nuit, et de convier les spectateurs à survivre à la nuit. Dans les discussions avec Antoine, on est arrivé à un format plus modéré. Son désir était de dire que l’expérience littéraire n’était pas identique au spectacle vivant. Même si le flux du texte est ininterrompu, la lecture peut en effet toujours s’interrompre. Il avait envie que l’expérience scénique conserve cette impression dans un temps donné. Tout le pari, dans cette heure et demie, sera de trouver une rythmique numéraire guidant la construction du spectacle. Pour l’instant, la suite logique est de 7 x 14 minutes. L’enjeu est que l’on perde la notion du temps à l’intérieur de ce temps contraint. Un temps court peut devenir un temps infini.

Peut-on dire que ce personnage diabolique amène à une réflexion sur le transhumanisme ?

Il y a un écho. On retrouve dans les fantasmes du transhumanisme et de l’intelligence artificielle le même moteur que dans le Golem, le mythe de la Créature. Chez Volodine cependant, c’est un destin subi, et non choisi. L’état de souffrance est au contraire engendré par ce qui ne peut pas prendre fin. On peut faire le lien avec le transhumanisme : le mal apparaît derrière un fantasme d’immortalité. Dans le transhumanisme, il y a l’idée d’un corps amélioré. Mais chez Volodine, on n’est confronté qu’au corps en train de se dégrader : le corps en guenille, le corps désagrégé. C’est bien le point de départ du transhumanisme, qui considère que nos corps sont débiles. Je pense que le monde post-exotique, celui qui n’arrive pas à disparaître, à faire son propre deuil, ouvre la perspective à différentes voies : l’une, mélancolique, serait l’acceptation de notre propre disparition, d’accepter que notre présence sur terre trouve son terme sans en nourrir d’amertume. Mais derrière, il y a un combat, qui est de ne pas baisser les bras, de ne pas désarmer contre ce qui nous conduit à notre perte en nous racontant que le futur est inéluctable, au prétexte que le système serait irréversible.

Interview réalisée par Isabelle Barbéris

*Bardo (tibétain : བར་དོ་) est un mot tibétain, traduisant le sanskrit antarâbhava, qui désigne, dans certaines écoles bouddhistes du Tibet, un état mental intermédiaire, comme ceux du sommeil, de la méditation, de la mort.

Joris Mathieu / Cie Haut et Court
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